Mes chères yoginis, voilà des mois que je réfléchis à un article sur yoga et maternité. Un article fouillé, précis qui explique comment le yoga m’a accompagné durant ma grossesse. J’ai tous les outils pour l’écrire : une montagne de livres, ma formation et mon expérience pro et perso. Mais je ne parviens pas à m’y mettre. Il y a quelques jours, j’ai réalisé que le premier article sur la maternité que j’avais vraiment envie d’écrire n’était pas technique ou précis mais intuitif, sensitif et émotionnel.
Du jour où le test de grossesse se révèle positif, la femme et son/sa compagnon de naissance sont orientés sur un parcours plus ou moins médicalisé selon l’envie. De ce point de vue c’est balisé. Et le reste ? La sacralité de la maternité, les chamboulements intérieurs, la part animale qui se réveille ? Trop souvent balayé par des lieux communs tels que « se sont les hormones », « les femmes enceintes sont sensibles », « quand même, c’est pas une maladie », etc.pour moi cet aspect est fondamental.
Et une fois que le bébé est là ? On nous parle de fatigue, de sommeil, de “babyblues”, là encore des lieux communs vide de sens. Et si on parlait de la solitude de la maman : des doutes, des peurs, du vide dans le ventre. Des émotions du papa face aux nouveaux nés et à sa femme devenu mère.
Pour une fois, je mets mon cerveau en veille pour vous ouvrir mon cœur et vous parler de mon expérience, et peut-être participer à l’émergence d’une parole sincère de maman à maman.
©Olivia Sinet
Et le corps s’arrondit
Dès les trois premières semaines j’ai su que la vie fleurissait. Le corps s’était mit à changer : le ballonnement du ventre, la fermeté de la poitrine, la charge émotionnelle. Il y a eu la joie, la fatigue, le tâtonnement des premiers mois et puis l’abondance, la générosité du corps qui s’arrondit. Dans les séances de yoga, sentir l’enfant qui bouge, apprendre à adapter chaque posture, la découverte de nouvelles sensations. Contrainte par mon corps, je cherche les voies de passage. Et de savourer ce paradoxe de la grossesse : la forme du corps qui oblige à décélérer et en même temps ce mouvement intérieur foisonnant de la vie en train de germer. Avant d’être enceinte, neuf mois me semblaient être une éternité. En réalité c’est incroyable les changements que le corps connait en si peu de temps, la manière dont le corps de la femme se met au service de la Vie.
Sur mon tapis je me dépose plus que jamais et mon yoga se fait plus féminin. Une fois de plus il est témoin de ma reconnexion avec mon corps, cette fois-ci mon corps de femme. Jusque là j’avais un corps, et puis peu à peu, j’ai un corps de femme. Cela peut sembler candide dit ainsi, mais je n’avais jamais réfléchi à mon corps de femme. Cette « mécanique » incroyable qui se modèle au fur et à mesure que la vie croit à l’intérieur. Je m’intéresse à mon anatomie différemment et me prends de passion pour mon périnée, muscle incroyable qui « se laisse patiemment transformer puis distendre pour laisser passer nos petits dans les larmes ou dans les rires et qui se referme par le génie du corps humain. »[1] Mon expérience nourrie et affine ma transmission du yoga dans le cadre des accompagnements à la maternité que je propose. Moi qui adolescente rêvais d’être sage-femme pour accompagner les femmes dans cette période si particulière, je me sens à ma juste place, avec pour compagnon le yoga dans sa posture de témoin bienveillant de l’impermanence des choses.
« Elle a dû, pour réussir cet exercice difficile qu’est accoucher dans la joie, redécouvrir son propre corps » Frédérick Leboyer
Le yoga a aussi été mon meilleur allié pour l’accouchement. Dans l’attente de l’enfant, j’étais obsédée à l’idée que sa venue sur Terre devait se faire sans violence et de manière aussi naturelle que possible. D’ailleurs l’accouchement ne m’inquiétait pas, j’avais l’intuition profonde que mon corps de femme savait le faire. Grâce au yoga, je m’en suis remise à l’intelligence de mon corps: utiliser mon souffle pour garder une détente globale du corps, donner de l’espace dans les zones en tensions, simplement laisser faire sans volontarisme. Je garde un souvenir précieux de mon accouchement et une gratitude infinie pour mon corps qui a tenu ce marathon incroyable qu’est donner la vie sans se décourager, sans abandonner. Dans l’épuisement physique et moral, j’ai essayé de faire taire mon mental et de descendre dans mes profondeurs, au cœur de la matrice. Je m’en suis remise à mon corps intuitif qui par ses mouvements naturels m’a aidé à me positionner pour aider le bébé à cheminer jusqu’à nous. On parle de la naissance de l’enfant mais selon moi on oublie souvent de dire que l’accouchement est une naissance pour la femme qui a fait le choix de devenir mère : cet enfant qui pousse la porte sacrée du sacrum donne autant naissance à sa mère qu’à lui-même. Puis elle a poussé son cri, un cri puissant qui nous relie à l’aube de l’humanité. Quand son regard neuf s’est posé sur moi je me suis senti fondre, comme si toutes mes résistances s’évanouissaient dans la profondeur de ses yeux. Ce jour là, je me suis sentie vulnérable et inébranlable à la fois.
©Olivia Sinet
De corps à corps
« Un jour un livreur a sonné à ma porte, j’avais un gros ventre, dans le colis il y avait le bébé, et je n’ai plus eu de gros ventre ». Ainsi commence Le bébé de Marie Darrieussecq. C’est tout à fait ça. Pendant 8 mois et demi j’ai un gros ventre et puis, un jour j’ai un petit corps tout rose dans les bras. Ce corps est sorti de mon corps. Je la regarde et cette idée tourne en boucle dans mon esprit. Entre fascination et incompréhension, je l’admire. A la maternité je dors avec elle, contre elle. Je refuse cette séparation de corps qui est arrivée trop vite. J’ai besoin de la renifler, de fourrer mon nez dans son cou, de la palper. Deux animaux qui se rencontrent. Elle, elle m’escalade, bouche ouverte elle cherche, fouille, s’énerve. Je la regarde me grimper dessus, subjuguée par cet instinct de survie propre au nourrisson. Mon corps de femme devient corps de mère, abondant et nourricier. Je l’allaite, cela a toujours été une évidence, il ne pouvait pas en être autrement. Je me sens reliée à des générations de femmes par ce geste d’allaiter qui depuis des millénaires assure la survie de l’espèce humaine. La maternité a d’ailleurs réveillé la part animale en moi, louve protectrice, mais aussi guenon hygiéniste, je ne peux m’empêcher de l’inspecter sous toutes les coutures à chaque tétée ! Et j’aime bien cette part sauvage, instinctive qui me relie à mon essentiel.
Je me délecte de voir son petit corps frêle se remplir de vie. Elle s’arrondit, s’emplit, le poids plus lourd sur le bras qui porte. J’aime la laver, l’essuyer, la câliner, la respirer de la tête aux pieds ; l’embrasser sur la bouche car je sais que ce plaisir ne me sera pas offert éternellement. J’ai pour le corps de mon bébé une attirance amoureuse, un besoin viscéral de m’en repaitre. Dans ce peau à peau quotidien, qui est caressé et qui caresse ? Ashley Montagu rappelle que « en tant que système sensoriel, la peau est de loin l’ensemble d’organes le plus important du corps. Un être humain peut vivre aveugle, sourd et manquer totalement de goût et d’odorat, mais il ne saurait survivre un instant sans les fonctions assurées par la peau. » Je prends conscience que mon enveloppe corporelle me relie au monde, elle est émotions, sensations, frissons. Comme un vêtement elle tisse mon histoire : ici tendu, là relâché, vallée ondoyante, désert duveteux, ma peau me raconte.
Progressivement, nous passons de la fusion à la singularité. Par les soins que je lui apporte et les massages, je participe à lui faire prendre conscience de son corps, à « rassembler ses morceaux pour en faire une totalité, et ainsi accéder au sentiment d’être, le sentiment d’être réel, le sentiment d’être une personne spécifique et singulière, le sentiment que le corps et la psyché sont en lien ».[2] Comme dans le cours de yoga, j’adopte la posture de l’accompagnante, celle qui guide avec sa voix et ses gestes en laissant à l’autre cet espace vital pour naître à lui-même. C’est d’autant plus précieux avec ma fille, je la regarde grandir chaque jour, devenir elle-même, déjà sa personnalité. Je m’émotionne de voir ses premières larmes physiques apparaître: les premières semaines des pleurs sans larmes et puis un jour cela coule. Comme ce cri sans voix que pousse le bébé lorsque, pour la première fois, il reçoit le souffle dans ses poumons.
©Olivia Sinet
De l’ombre à la lumière
Debout dans mon salon, je marche, berce, chantonne, marche, berce, chantonne. Dans ma tête : « Mais tu vas te taire ?! Mais tu vas dormir ?! ». Mes pieds : ancrés dans le sol, je cherche mon hara. Entre ma tête et mes pieds ? L’amour maternel qui fait le lien. Dix ou trente minutes, une heure peut être deux, court répit entre deux tétées, le change, le rendormissement et ça recommence. Revoilà nos deux corps en mouvement, ballet interminable des chercheurs de sommeil que sont une mère et son enfant. Quand d’épuisement, je ferme à double tour la porte des préceptes et autres conseils pédagogiques, je deviens marsupial, mon bébé dans son cocon de tissu, blotti contre moi je caresse son dos comme je caressais mon ventre, à hauteur de bisous elle dort paisiblement.
Mon bébé m’a rendue sentimentale. Dépassée par un flot d‘émotions contradictoires qui me submergent, je découvre la culpabilité, la peur de mal faire, l’inquiétude permanente, les larmes comme une fontaine qui ne se taris pas. Moi qui n’ai jamais laissé beaucoup d’espace aux pleurs, voilà le petit appartement parisien inondé dans une symphonie à deux voix. Le mot « émotion » vient du latin « emovere » qui veut dire « mouvement ». Une émotion est donc une énergie qui nous met en mouvement, en traversant le corps elle nous emmène dans une direction (la colère est un mouvement qui repousse, la joie un mouvement qui fait avancer, la peur nous fait reculer, etc.).[3] Trop souvent aujourd’hui on parle de « gestion des émotions ». Je m’interroge sur cette manie contemporaine à tout vouloir gérer comme une multinationale. Pour ma part, je fais le choix d’accueillir mes émotions et les dérangements intérieurs qu’elles peuvent provoquer.
« Qu’est-ce que l’ombre, sinon la lumière sous
l’apparence de ce qui la cache ? » Karlfried Graaf Durckheim
Avec ma fille, je découvre ma part d’ombre, la frustration, l’impuissance parfois et la colère que cela provoque en moi. Je sais que si je mets en couvercle sur cette part d’ombre, elle ne fera que grandir nourrie de mes frustrations. Alors je l’accueille, je l’embrasse comme j’embrasse mon bébé. Je la laisse m’envahir pour la transmuter en lumière. Accepter mon ombre c’est accepter de rayonner. L’un et l’autre ensemble, complexe pluralité de l’humanité. Je découvre aussi la lumière en moi, frêle bougie qui tente de rester allumée: en m’ouvrant à ma douceur, à ma tendresse, à ma patience. Des qualités présentes qui étaient tapie dans l’ombre en attendant le moment.
Arnaud Riou souligne à cet égard que les enfants « aident notre cœur à s’ouvrir […] L’enfant comme un miroir, nous fascine, car, lorsque nous rions avec lui, lorsque nous nous attendrissons, lorsque nous déployons notre patience, notre imagination, c’est à nous même que nous nous ouvrons. Nous reprenons contact avec notre propre enfant intérieur, avec la tendresse du monde et la vie elle-même. »
Au contact de mon enfant, je recontacte mon enfant intérieur. La mère que j’aspire à être ou que j’espère ne pas être me renvoie évidement à mon héritage, à ma lignée, mes joies et mes blessures. D’une certaine manière, faire naître a participé à me faire naître à moi-même.
J’adresse un merci tout particulier à Olivia Sinet pour ces merveilleuses photos qui immortalisent l’abondance de mon joli ventre de 7 mois et demi.
[1] Efféa Aguiléra, Un périnée heureux, c’est possible !, Trédaniel, Paris, 2018, (p.40)
[2] Donald W.Winnicott, La capacité d’être seul, Payot, Paris, 2015 (p.16)
[3] ART-MELLA, Emotions : enquête et modes d’emploi Tome 1, Pour Penser, France, 2016, page 13